16 – L’ENQUÊTE S’ORIENTE
Par le téléphone intérieur que Fandor avait fait installer pour relier son appartement à la loge, la concierge lui disait :
— M. Fandor, il y a une grosse petite dame qui demande à vous parler, faut-il la laisser monter ?
Fandor songea d’abord à renvoyer l’inconnue. Puis, il se ravisa et informa la concierge, toujours à l’autre bout du fil, que la grosse petite dame pouvait venir...
On verrait bien ce qu’elle voulait.
Le journaliste, soudain, en pensant à Juve, avait eu l’idée que, peut-être, la personne qui se faisait ainsi annoncer n’était pas étrangère au rendez-vous pris dans l’après-midi au Palais de Justice. Avant de l’éloigner, il convenait de se renseigner sur ses intentions en se présentant chez Fandor.
Savait-on jamais et devait-on, lorsqu’on se trouvait dans la situation du reporter, éconduire par principe les visiteurs qui sollicitent un entretien ?...
Fandor en était là de ses réflexions, lorsqu’une sonnerie discrète à l’entrée, l’informa que la visiteuse avait gravi les cinq étages.
Le journaliste alla ouvrir, s’effaçant dans l’ombre de l’antichambre pour laisser passer devant lui la personne annoncée par la concierge.
C’était bien, comme avait dit celle-ci, une grosse petite dame, mais elle avait en outre l’inconvénient d’être vieille. Son bonnet à brides maintenait difficilement d’épaisses boucles grises, un peu jaunies aux extrémités ; la vieille portait des lunettes ; elle était enveloppée d’un grand châle brun à la manière des sorcières de légendes, et elle s’appuyait sur une canne recourbée, telle la Fée Carabosse.
Tandis que Fandor, intrigué, refermait derrière lui la porte, l’inconnue était allée droit au petit salon où le journaliste avait l’habitude de se tenir au milieu de ses livres et de ses papiers.
— Ah ça, se demandait-il, connaîtrait-elle donc mon appartement ?
Mais Fandor s’arrêtait net, eut un soubresaut ; à peine était-elle arrivée au milieu de la pièce, en pleine lumière, que la vieille femme redressait son dos courbé, révélant soudain sa haute taille et rejeta en arrière son châle, lâchant son bâton !
Puis, d’un geste brusque arrachant ses cheveux gris et ses lunettes, elle apparut sous sa véritable identité...
Fandor éclata de rire :
— Juve ! s’écria-t-il, ah ! par exemple !...
— Mon Dieu, oui, fit le policier en achevant de se débarrasser de l’accoutrement féminin qui gênait ses mouvements. J’aime à noter, Fandor, que tu ne m’as pas soupçonné un seul instant, jusqu’à ce que j’aie jeté à bas cette défroque...
— Oh ! interrompit le journaliste, c’est parce que je vous ai à peine examiné, sans quoi, Juve, vous pensez bien que je vous aurais reconnu !...
— Eh ! eh ! peut-être ! en tout cas, que penses-tu de mon déguisement ?
— Pas mauvais, Juve, mais pourquoi changez-vous de sexe le soir ?
— Ma foi, Fandor, sans raison particulière, par dilettantisme et puis aussi pour ne pas perdre la main... d’ailleurs, plus nous prendrons de précautions pour nos rencontres et mieux cela vaudra. Admets que nos ennemis soient en train d’exercer une surveillance autour de ton domicile, que retiendront-ils de cette soirée pendant laquelle nous allons causer ? simplement que le journaliste Fandor a reçu la visite d’une femme... du meilleur monde, visite qui s’est prolongée fort avant dans la nuit...
— Fichtre ! s’écria Fandor, il ne me déplairait pas d’avoir une réputation de don Juan, mais, soit dit sans vous offenser, en tant que « femme », vous n’aviez rien de bien séduisant, Juve, dans votre accoutrement de tout à l’heure.
— Bah ! répliqua le policier, n’y regardons pas de si près, cela n’a pas grande importance...
Juve, en allumant une cigarette, allait et venait dans la bibliothèque de Fandor, examinant avec curiosité la multitude des livres, la quantité d’objets de toute nature, qui encombraient la pièce :
— Charmant intérieur, murmura le policier.
Puis, inspectant le contenu d’une petite vitrine dans laquelle le journaliste avait rassemblé ce qu’il appelait « les pièces à conviction » de ses grandes affaires, autrement dit des lambeaux de vêtements, des armes ensanglantées, des serrures brisées, vestiges de crimes récents ou anciens et qui étaient soigneusement étiquetés, Juve posa quelques questions au propriétaire de ces reliques, mais Fandor était redevenu sérieux. Il attira le policier sur un canapé d’angle et, changeant le thème de la conversation entamée, Fandor, plein de son sujet, la pensée aiguisée, l’esprit net, proclama solennellement :
— Juve, j’ai trouvé le lien...
— Bigre ! approuva narquois le policier, fais voir !...
Le journaliste, nullement déconcerté par le scepticisme de son ami, exposa sa théorie.
— J’ai fait ce que vous m’aviez dit... J’ai assisté au procès des contrebandiers, écouté la plaidoirie, jusqu’au moment où j’ai jugé inutile de rester plus longtemps, car Me Henri-Robert allait entrer dans des discussions de faits dont je n’avais pas à me préoccuper. Ce que j’ai retenu, c’est ceci :
« Quelqu’un possède dans l’île de la Cité une maison où se réunissent des receleurs, des bandits, une maison dont les caves sont machinées, truquées ; or, ce quelqu’un ne parle jamais de ce curieux immeuble alors qu’il connaît, et de très près, nombre de personnes qui, plus ou moins, sont mêlées à l’affaire Jacques Dollon, une affaire qui, elle-même – on peut hardiment l’affirmer – a pris naissance, elle aussi, dans une cave, dans un égout de la Cité. De deux choses l’une : ou ce personnage est un timide qui a grand peur de se compromettre, qui ne songe pas à ce que cette coïncidence peut avoir de troublant, – et c’est dès lors un maladroit, – ou bien... monsieur Thomery, vous êtes la plus forte de toutes les canailles que j’aie admirées jusqu’ici, mais je vous assure que nous saurons bien être aussi forts que vous. Dès lors que nous avons établi premièrement l’existence d’un lien entre toutes ces affaires, deuxièmement que vous êtes ce lien, monsieur Thomery...
— Non ! interrompit sèchement Juve...
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je dis : non...
— Ah !
Le journaliste considéra un instant Juve, qui persistait à fumer impassiblement sa cigarette. Fandor était entêté et convaincu. Il reprit :
— Je vais préciser mon opinion. La cause toute première de l’affaire Dollon semble procéder du suicide de la baronne de Vibray, suicide déterminé vraisemblablement par un chagrin d’amour : la vieille dame était abandonnée par son amant... M. Thomery. Celui-ci, s’éprend de Sonia Danidoff, lui fait la cour. Un soir, la princesse vient au bal chez Thomery, elle y est mystérieusement endormie, dépouillée de ses bijoux, volée… par qui ? par Thomery...
— Non !...
C’était encore Juve qui venait, par cette interjection brève, mais nette, de formuler son opinion.
Fandor continua, légèrement agacé par les dénégations systématiques de son ami et confident :
— Le voleur de Sonia Danidoff était-il donc au nombre des invités ? Cela paraît bien improbable, car non seulement on a fait une visite générale des vêtements de toutes les personnes présentes, mais encore tous les hôtes de Thomery étaient connus...
— Non !...
L’affirmation de Juve, cette fois, éclata vibrante. Fandor se mordit la lèvre. Il s’apercevait, en effet, qu’il venait de dire une bêtise.
— C’est vrai, dit-il, vous y étiez vous-même, à ce bal, et personne ne vous connaissait pour « être vous », sous le déguisement que vous aviez adopté. Mon dernier argument ne vaut donc rien, je l’abandonne, mais j’imagine que votre attitude et votre façon d’apprécier mes déductions cachent quelque chose. Vous avez du nouveau sur ce vol de bijoux, vous connaissez le voleur ?
Avec douceur, mais fermement, Juve dit : Non !...
Et le policier n’ajouta rien.
Le journaliste haussa les épaules.
— Dieu, que vous êtes agaçant, Juve ! mais tenez... cette fois-ci vous serez bien obligé d’être de mon avis. Écoutez : lorsque nous nous sommes retrouvés pour la première fois depuis notre séparation, vous avez admis spontanément qu’une chose vous chiffonnait : c’était la facilité avec laquelle votre bande interlope de l’Île de la Cité parvenait à écouler des sommes considérables en livres sterling, fausses naturellement, et vous cherchiez quel pouvait être le débouché de ces gens sans relations, évidemment, dans le grand monde des affaires ou de la finance. Eh bien ! je l’ai trouvé, moi, ce débouché : c’est le propriétaire de l’immeuble dont la mère Toulouche occupe le rez-de-chaussée, et le sous-sol, c’est Thomery !
— Non...
Cette fois, Fandor leva les bras au ciel d’un air désespéré et se tut.
Le jeune homme se sentit profondément mortifié, car depuis son retour du Palais – la plaidoirie de Me Henri-Robert avait été pour lui un trait de lumière – il avait échafaudé tout ce système, pesant un par un les arguments, et il trouvait sa charpente solidement établie. La culpabilité de Thomery admise en principe, on établissait aussitôt le lien de toutes ces affaires si dissemblables en apparence, et l’on donnait une explication aux événements les plus mystérieux.
Or, voici que Juve n’ajoutait aucune foi, aucun crédit à la thèse de Fandor !
Celui-ci, avec lassitude, murmura, dépité :
— Alors, quoi, que pensez-vous ?
Lentement, Juve, comme s’il sortait d’un rêve, prit la parole et commença :
— Il n’y a rien, Fandor, rien qu’on sache encore de précis, si ce n’est que la baronne de Vibray s’est bien suicidée, que la princesse Sonia Danidoff, remise de son émotion et purgée de son chloroforme, va épouser Thomery le mois prochain... Il n’y a rien d’extraordinaire à cela..., de même qu’il n’y a rien peut-être de surprenant ni de mystérieux dans la série des vols, voire même des crimes, dont nous nous occupons l’un et l’autre en ce moment...
Fandor bondit, sauta vers Juve :
— Rien ! hurla-t-il avec l’accent de la plus ardente conviction, de la plus grande surprise, vous plaisantez, Juve, ce n’est pas possible ! Mais voyons, mon cher ; mais toutes ces affaires se tiennent étroitement unies, liées, depuis Jacques Dollon jusqu’à... jusqu’à...
Le journaliste s’arrêtait. Juve, qui jusqu’alors ne l’avait écouté qu’avec une apparente inattention, semblait désormais anxieux au possible de connaître sa fin de phrase. Il le fixa du regard :
— Va donc, va donc, poursuivit-il, je veux te le faire dire...
Et Fandor, comme malgré lui, concluait :
— Jusqu’à Fantômas !
— Oui, enfin, s’écria Juve, nous y sommes.
Les deux hommes soupirèrent en se regardant. Une fois de plus, la logique des déductions, l’enchaînement des circonstances les avaient infailliblement conduits à prononcer le nom du formidable bandit auquel ils ne pouvaient songer sans frissonner, dont ils ne pouvaient évoquer la mémoire sans immédiatement se sentir environnés de ténèbres, perdus dans le brouillard épais du mystère, de l’étrange, de l’inconnu.
Le visage de Fandor s’éclaira soudain et, exprimant à Juve l’idée qui venait de lui traverser l’esprit :
— Juve, interrogea-t-il, ne croyez-vous pas que ce mystérieux gardien de prison nommé Nibet pourrait bien être une incarnation de Fantômas, car, en somme, dans maintes circonstances déjà...
Mais Juve interrompit le journaliste d’un geste de dénégation :
— Non, mon vieux, fit-il gravement. Ne t’embarque pas sur cette piste, elle est certainement mauvaise. Nibet n’est pas Fantômas. Nibet, c’est peu de chose, presque rien, pour ainsi dire rien absolument, à peine un rouage de la grande machine que mène notre ennemi, et un rouage infime... il faut chercher plus haut.
— Thomery ? insista de nouveau Fandor, qui tenait à sa thèse et voulait à toute force faire partager son opinion par le policier.
Mais Juve nia encore :
— Laissons Thomery. Quant à Fantômas, comment veux-tu que nous puissions l’identifier comme cela, au hasard, en partant de simples suppositions ? Car, qui est Fantômas en tant que Fantômas ? peux-tu bien me le dire, Fandor ? poursuivit Juve, qui commençait à s’animer. Certes, nous avons vu au cours de notre existence mouvementée un vieux monsieur comme Étienne Rambert, un Anglais trapu comme Gurn, un robuste gaillard comme Loupart, un chancelant et maladif individu comme Chaleck. Nous avons reconnu tour à tour que tous ils étaient Fantômas. Mais c’est tout. Quant à voir Fantômas lui-même, tel qu’il est, sans artifice, sans fard, sans barbe postiche, sans perruque mobile, Fantômas, tel que son visage est sous sa cagoule noire..., voilà ce que nous n’avons pas encore obtenu, réalisé, voilà ce qui rend notre chasse au bandit sans cesse difficile, souvent périlleuse... Fantômas est toujours quelqu’un, parfois deux personnes, jamais lui-même.
Juve, lancé sur ce sujet, ne tarissait point, et Fandor ne cherchait pas à l’interrompre. Lorsque l’orientation de la conversation les amenait à parler de Fantômas, les deux hommes qu’hypnotisait cet être mystérieux, si bien nommé, car il était réellement « fantomatique », ne pouvaient ramener leur esprit sur un autre sujet.
Longuement ils parlèrent, ils épiloguèrent longtemps...
Fandor, vers une heure du matin, reconduisit Juve jusqu’à l’escalier.
Le policier avait repris sa défroque de vieille femme, mais, en dépit de sa silhouette comique, il ne songeait pas plus à rire que Fandor.
Tous les deux étaient préoccupés. Toutefois, leur conversation s’était achevée par un retour aux événements plus proches et plus d’actualité, et tout naturellement Fandor avait été amené à raconter au policier – non sans un certain embarras, car le journaliste avait la pudeur de ses sentiments – la mésaventure assez fâcheuse et un peu ridicule qui lui était survenue, ainsi qu’à Élisabeth, alors qu’ils se disaient des adieux passionnés au couvent de la Glacière.
Juve avait d’abord franchement ri de la chose, mais lorsqu’il avait compris qu’Élisabeth, invitée à quitter la maison de retraite, cesserait à nouveau d’être en sécurité, il avait repris son sérieux, réfléchi quelques instants, puis donné un conseil au journaliste, conseil que celui-ci, après avoir semblé le réprouver, avait, paraissait-il, fini par admettre...
Ils se quittèrent sur ces mots :
— Plus tu y réfléchiras, avait dit Juve, et plus tu trouveras mon idée bonne.
Fandor n’avait pas répondu non.